53. L’ÎLE DE LA TRANQUILLITÉ
Nous sommes en pleine tempête. Les déferlantes sculptent des collines et des vallées aux crêtes d’écume argentées. Delphine, fixée au poste de skipper avec une sangle, maintient le bateau comme elle le peut. La foudre s’abat à une encablure du voilier.
Il ne faut pas que je voie la trace des dieux partout. La partie est terminée, ce monde est livré à lui-même.
Le tumulte dure plusieurs heures puis, d’un coup, tout s’arrête et se calme. Nous avançons doucement vers l’île de Fitoussi.
Enfin, au 7e jour, je distingue dans mes jumelles des regroupements d’oiseaux. Là où il y a des oiseaux, il y a une terre où poser leurs pattes.
Je n’ai pas le temps d’annoncer la nouvelle que Delphine me prévient déjà : nous arrivons dans trois heures, le radar a repéré l’emplacement de l’accostage.
Je me dis qu’avec les technologies modernes nous n’avons plus le loisir de nous égarer. Cette planète ne recèle plus aucune Terra Incognita pour ses habitants.
Découvrir une île déserte ne représente plus rien.
Au fur et à mesure que nous approchons nous vérifions l’absence totale de présence humaine. Pas de fumée, pas de bateau, pas de bruits de moteur.
— Il faudra préserver cette image, dit Delphine. Si un bateau passe au large il ne devra distinguer aucune présence.
De loin, l’île de Fitoussi ressemble à un gâteau rond sur lequel serait posé un cône.
Grâce au sonar et au radar nous zigzaguons entre les récifs affleurants. L’endroit vu d’ici semble particulièrement inhospitalier, pas la moindre plage, pas la moindre crique, pas la moindre faille dans les hautes falaises de granit. Nous en faisons le tour. Sur le versant ouest chante un torrent, nous ne manquerons pas d’eau douce.
Delphine me désigne un pan rocheux.
— Là.
Nous coupons le moteur et lâchons l’ancre. Puis nous nageons pour rejoindre la falaise où nous plantons un piquet. Ainsi en tirant, nous pouvons approcher le voilier de la paroi.
Après l’expérience de la navigation, celle de l’alpinisme. Tous deux encordés, chaussés de crampons, nous escaladons en cherchant des points d’appui pour nos pieds.
— Tu es sûre que c’est le chemin le plus commode ? demandé-je en cherchant ma respiration.
— C’est ce que m’a appris mon oncle. D’ici, si tu décroches, tu dégringoles dans l’eau et non sur les rochers.
Enfin nous parvenons en haut de la falaise.
Cette île est une vraie forteresse naturelle.
Aucun bateau ne peut être tenté d’accoster ici. Quant à la forêt qui surplombe l’île, la densité de sa végétation n’autorise aucun avion, aucun hélicoptère à se poser. En revanche la vie sauvage y est intacte. Des papillons, des oiseaux de toutes les couleurs vivent ici. Des œufs sont posés à même le sol, sans la moindre protection.
Un moustique commence à virevolter autour de moi, rapidement suivi par un millier d’autres.
J’écrase les dix premiers puis ose la question fatidique :
— Tu as pensé aux protections antimoustiques ?
— Crème, et moustiquaires, si cela peut te rassurer.
Elle me tend un tube et je m’empresse de me badigeonner le visage et chaque centimètre de peau nue.
Les inconvénients de la chair, pensé-je.
Quand j’étais ange, il n’y avait pas de moustiques au royaume des anges, et pas davantage d’insecte nuisible quand j’étais dieu en Aeden.
Je respire amplement l’air pur. Nous nous asseyons sur le bord de la falaise.
— Tu as faim ?
Delphine sort de sa besace deux gros sandwiches et une Thermos de café chaud.
Nous mangeons et buvons en silence, et rarement aliments et boisson m’ont semblé dotés de goûts aussi subtils.
— Bon, ça c’est fait, dit-elle.
Nous nous embrassons, puis elle m’invite à une séance d’ouverture des cinq sens. Nous contemplons le panorama, nous inspirons l’air et ses parfums, nous scrutons les bruits, nous sentons sous nos pieds l’énergie du sol rocheux, et sur nos papilles le goût du café. Nos mains se joignent.
En bas notre voilier ressemble à un jouet.
— Je propose que nous débaptisions cette île, et que nous l’appelions la « Deuxième île de la Tranquillité », murmuré-je.
— Je propose que nous nous reposions une heure, puis que nous installions une poulie et une corde. Je descendrai, j’accrocherai les caisses et tu les hisseras.
— C’est mieux que Robinson Crusoé, dis-je.
— Robinson Crusoé ?
— Excuse-moi, ce sont des références d’une autre Terre. Ma première Terre natale. Robinson est un naufragé qui débarque seul sur une île déserte et qui se débrouille pour survivre.
— Tu me raconteras un jour ses aventures, ça m’intéresse. Pour l’instant nous avons de quoi nous occuper.
Nous nous activons toute la matinée à monter les caisses.
L’après-midi nous dégageons une clairière dans la forêt et y plantons notre tente.
— Attention que rien ne dépasse des arbres et à n’émettre aucune fumée, rappelle-t-elle, pratique.
Nous fixons les plaques solaires et les antennes satellites au sommet des arbres puis essayons le système informatique. Après plusieurs réglages, Delphine obtient la liaison internet et le contact avec Eliott.
Le visage du barbu blond apparaît à l’écran.
— Cryptage actif ?
— Cryptage actif ! répond Delphine. Désormais personne ne peut nous voir ou nous entendre, me signale-t-elle.
— Je te fais confiance, dis-je en me badigeonnant à nouveau de crème antimoustique.
Les jours suivants, nous construisons une cabane, beaucoup plus grande et plus solide que notre tente. Nous coupons du bois pour faire des planches. Nous aménageons ainsi une maison spacieuse d’une hauteur de plafond de 2,50 mètres, avec une chambre à coucher, un lit en bois de 3 mètres de large, une cuisine, une salle à manger, un salon, deux bureaux séparés aux deux ailes de la maison (pour que nous puissions nous isoler sans être l’un sur l’autre).
Au moyen des tuyaux que Delphine a eu la sagesse d’embarquer nous aménageons un circuit d’eau courante partant de la rivière. Nous pouvons ainsi prendre des douches, même si elles sont plutôt glacées.
Je débusque dans la forêt plusieurs animaux comestibles : des poules sauvages assez semblables à des dindes, des lapins, de gros ratons laveurs, des perdrix. Mais Delphine et moi préférons manger les légumes que nous plantons, les fruits que nous cueillons et les poissons que nous péchons à l’hameçon depuis le haut de la falaise.
Les moustiques restent le principal problème. Quant aux prédateurs, j’en conclus qu’il doit s’agir d’une légende, car malgré nos explorations de plus en plus lointaines nous ne découvrons aucune carcasse d’herbivore dévorée par un fauve.
Ainsi mon âme va-t-elle finir par prendre sa retraite ici, sur une île déserte…
Avec la nature et la femme que j’aime. N’est-ce pas le plus bel aboutissement pour un parcours d’esprit ? Comme disait l’Encyclopédie : d’abord la Peur, ensuite le Questionnement, enfin l’Amour. Une autre manière de présenter la fameuse loi des trois initiales A.D.N.
Pour le dîner j’allume des torches. Nous avons depuis peu renoncé à certaines règles de sécurité pour ne pas perdre celles du plaisir, comme déguster la nourriture rôtie sur les braises.
L’homme a du mal à vivre sans feu.
Le Feu, l’Eau, l’Air, la Terre, il a besoin de tous les éléments.
Je sers à Delphine un plat à base de poisson mariné, de racine bouillie, d’herbes et de fruits. Elle apprécie le mets.
— Comment avancent les graphismes du jeu ?
— Je te montrerai tout à l’heure. Et toi, comment avance ton roman ?
— Je te le donnerai à lire si tu veux.
— Et les actualités ? Je n’ai pas eu le temps de regarder ce matin.
Je reprends du poisson. La forêt autour de nous bruisse d’une multitude d’insectes.
— Encore un attentat.
— Contre qui ?
— Un temple dauphin. Un enfant kamikaze de 9 ans s’est fait exploser dans le temple un jour d’affluence. Je crois que c’est aujourd’hui l’un de vos jours de fête.
— La fête du Pardon.
Puis elle ajoute, agacée :
— Tu dois le savoir, c’est toi qui l’as inventée, cette fête débile. Combien de morts ?
— Beaucoup.
Je préfère ne pas citer le chiffre.
Nous mangeons en silence. Soudain elle se lève, et en regardant les étoiles :
— Cet endroit ne doit pas rester notre sanctuaire exclusif. Il faut que d’autres puissent y venir. Tous les êtres humains ont le droit de naître libres et égaux sans risquer d’être assassinés pour leur origine ethnique, leur spiritualité ou leur religion.
Je ne réponds rien.
— Nous devons les inviter ici. Sur l’île de la Tranquillité. Nous devons construire ici, non pas une villa égoïste pour protéger notre amour, mais un refuge.
— Les hommes-dauphins ?
— Pas seulement. Les hommes-dauphins et tous ceux qui se réclament des valeurs de tolérance et de non-violence.
— Des artistes ?
— Tous ceux qui ont envie d’œuvrer sereinement à imaginer un monde meilleur.
Je reste sceptique :
— Et surtout ceux qui peuvent supporter de vivre dans une île sans plage et livrée aux moustiques.
— Si tel est le prix du bien-être pour les générations futures, il mérite un petit sacrifice. Nous l’avons accepté, pourquoi pas eux ? À nous de transformer ensemble ce lieu inhospitalier en coin de paradis.
Le mot chaque fois me fait frissonner.
Delphine est déterminée.
— Il faut les faire venir et leur donner une chance.
— Je crois que c’est une erreur.
— Et moi je crois que c’est indispensable.
— Dès qu’ils aborderont ici nous reproduirons les mêmes schémas : exploiteurs, exploités, souffre-douleur, autonome.
— C’est quoi cette histoire ?
— C’est dans l’Encyclopédie de Wells. Il affirme que lorsque tu réunis six personnes, il apparaît spontanément deux exploités, deux exploiteurs, un souffre-douleur et un autonome. C’est notre « malédiction d’espèce ».
— Oui, et « dès qu’on est plus de deux on forme une bande de cons ».
— Parfaitement.
— À ce compte-là, on ne fait plus rien. Il faut les appeler, insiste-t-elle.
— Et le risque d’être retrouvés par Joseph Proudhon, ses espions, ses journalistes, ses tueurs ?
— Je préfère prendre ce risque que me reprocher tout le reste de ma vie de n’avoir rien tenté pour le contrer.
— Nous ne nous sommes pas donné tout ce mal pour offrir cet abri à d’autres.
— La seule manière de savoir que l’on possède quelque chose c’est de l’offrir.
Je me tais.
— D’accord, je dois reconnaître que tu as raison et que j’ai tort.
Elle me regarde, décontenancée.
— Ah bon ?
— Tu m’as convaincu. Je me trompais, c’est toi qui es dans le vrai.
Je crois qu’en aïkido ça s’appelle : laisser l’autre s’emporter dans son propre élan.
— Ah… donc tu es d’accord avec moi ?
— Oui. Désolé.
Elle me regarde avec suspicion, flairant un piège ou une astuce, mais je savoure ce plaisir, nouveau pour moi, de ne pas m’entêter et de m’ouvrir aux opinions contraires.
Les jours suivants, par l’entremise d’Eliott et la création de notre site internet, nous commençons à recevoir les premières candidatures. Eliott propose de filtrer les postulants à l’insularité pour réduire les risques. Il met à notre service sa directrice des ressources humaines qui selon lui a le don de sentir la réelle valeur des gens et de repérer ceux qui vont poser des problèmes.
Cela me rappelle un vieux livre de science-fiction de Terre 1 intitulé Le Papillon des Étoiles. L’auteur, reprenant le thème de l’Arche de Noé, imaginait sauver l’humanité en créant un vaisseau spatial capable de transporter des humains vers un autre système solaire. L’un des casse-tête principaux était : comment sélectionner les meilleurs candidats pour ne pas reproduire éternellement les mêmes erreurs ?
Les dix-huit premiers pionniers débarquent un vendredi.
Nous construisons ensemble des maisons, en prenant bien soin que rien ne dépasse les arbres, que rien ne soit visible du ciel.
Les nouveaux arrivants ont apporté du matériel de haute technologie qui nous permet d’être encore plus performants.
Le soir, comme en un rituel, nous regardons ensemble les actualités télévisées retransmises en direct sur internet, auquel nous sommes reliés par satellite, et projetées sur un écran en drap.
Je les décode différemment depuis que j’ai rencontré Proudhon.
Partout les forces de l’ombre gagnent, par petits points, comme dans une partie de jeu de go. Joseph Proudhon place une à une ses pièces, avant de les connecter en vue de l’assaut final. Heureusement le phénomène d’étouffement paraît lent. Le monde mou des démocraties est suffisamment résistant pour obliger les forces de destruction à progresser par étapes, indolores mais efficaces. Je remarque dans les débats que les intellectuels n’ont pas compris les connexions qui existent entre tous les partis extrémistes. Ils croient encore que les drapeaux noirs sont opposés aux drapeaux rouges et que les drapeaux verts sont opposés aux drapeaux noirs.
Sur Terre 18, une vaste mécanique planétaire s’est mise en marche. Dans les pays où les partis fanatiques gagnent, ils installent des leaders charismatiques pour s’assurer qu’aucune marche arrière ne sera possible. Les tyrans accroissent peu à peu leur zone d’influence en détruisant minorités intellectuelles et oppositions. Ils encouragent les femmes du pays à faire beaucoup d’enfants, lesquels sont fanatisés dans des écoles où on les soumet à un lavage de cerveau. À la suite de quoi ils sont prêts à mourir en martyrs pour leur cause sacrée en rêvant à un paradis imaginaire.
Cette guerre larvée fonctionne désormais comme un système de pourrissement lent, presque imperceptible.
Comme une gangrène.
Je sens la main de Proudhon derrière chaque avancée des forces de l’ombre. Il est d’autant plus tranquille qu’il ne subit pas l’angoisse du temps qui passe. Il lui suffit de saper lentement les bases de la civilisation, anonymement. D’ailleurs personne, à aucun moment, ne l’évoque ni ne le suspecte. Aux yeux de tous il n’est que le dirigeant d’un groupe de presse populaire. Son habileté lui permet de détourner l’argent des aides humanitaires grâce aux gouvernements corrompus. Une manière idéale de créer un maximum de frustration et de haine destinées à légitimer les actes fanatiques de ces mêmes tyrans qui se font ensuite passer pour des révolutionnaires défenseurs des opprimés.
De loin, je comprends mieux comment il joue la partie de l’intérieur. Proudhon encourage la balle à rouler du côté de la pente. Dans certains pays son parti s’appelle le parti de la Justice, ailleurs le parti de la Vérité. Quoi de mieux pour diffuser l’injustice et le mensonge…
— Les gens vont-ils finir par voir qui est derrière tout ça ? soupire Delphine.
— Non. Ils ne verront rien car ils ne sont pas préparés à voir. Même les intellectuels, spiritualistes ou scientifiques, sont aveugles. Sur Terre 1, on racontait que lorsque les bateaux de Christophe Colomb sont apparus à l’horizon les Indiens qui se tournaient vers la mer n’arrivaient même pas à les distinguer.
— Christophe Colomb ?
— Un explorateur qui venait de l’autre bout de l’océan à la recherche d’un nouveau continent.
— Pourquoi ils ne voyaient pas ses bateaux ?
— Les Indiens n’avaient pas l’habitude de regarder l’horizon pour guetter ce genre d’événements. Ils ignoraient ce qu’était un voilier. Ni sa forme ni sa présence n’avaient de sens dans leur logique. Alors, quand ces trois gros navires sont apparus ils ne pouvaient pas comprendre.
— Mais pourtant ils étaient là…
— Ce sont leurs chamans qui, ayant le privilège de comprendre les phénomènes « magiques », ont expliqué au reste de la population que quelque chose de nouveau se produisait. Une fois que les chamans ont trouvé un discours pour parler des bateaux, les Indiens ont pu s’intéresser aux trois vaisseaux de Christophe Colomb qui venaient de surgir à l’horizon.
— Tu veux dire que si les gens ne sont pas préparés à recevoir l’information elle n’entre pas…
— Elle n’existe même pas. Ils ne voient pas Proudhon, n’utilisent comme outil de compréhension du monde que ce qu’ils connaissent déjà.
— Un proverbe dauphinien dit : « Lorsque le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. »
— Je sais, c’est moi qui l’ai transmis à un médium de votre planète. Mais à l’origine cette phrase vient d’un proverbe chinois de Terre 1.
— Amusant…
— C’est le fameux 3e degré, incompréhensible pour ceux qui sont très fiers de comprendre le 2e. Et qui croient que tout ce qui n’est pas au 2e degré est au 1er.
Elle prend ma main et me fixe de ses grands yeux noirs.
— Je crois que tu sous-estimes l’intelligence des gens. Ils sont nombreux à comprendre, c’est juste qu’ils ne s’expriment ni dans les médias ni dans les partis politiques.
Sur l’île de la Tranquillité, nous travaillons de plus en plus vite. Après chaque attentat nous vient le souci d’accélérer encore l’aménagement de notre île.
Après avoir construit un village nous ensablons les marécages. Travail épuisant qui n’a rien de technologique. N’ayant pas de tracteurs nous utilisons des pelles et des seaux.
Le soir, nous mangeons ensemble avec le sentiment diffus de construire quelque chose de fragile. Delphine reste sereine.
— Apprends-moi encore la méditation, lui dis-je.
— Nous avons appris à écouter les cinq sens, nous avons appris à allumer les sept points, maintenant je vais t’apprendre à sortir de ton corps pour partir découvrir quelque chose d’intéressant, me dit-elle.
— C’est dans « ma » religion, ça ?
— Bien sûr, je l’ai appris de l’un de tes mystiques.
Nous nous plaçons dans une clairière, en position du lotus, la colonne vertébrale bien droite. Sur ses indications je ralentis ma respiration, puis mes battements cardiaques. Quand mon corps me semble un végétal, ma pensée se dédouble puis se détache. Je suis un ectoplasme transparent libéré de la chair. Je vole par la pensée hors de mon corps, un peu comme je le faisais jadis lorsque j’étais thanatonaute. Nostalgie. Mon esprit vole dans le ciel.
Arrivé au-dessus de l’atmosphère, à la limite du vide sidéral, son ectoplasme dit au mien :
— Nous allons planter un drapeau imaginaire à cet endroit. Il suffit d’y penser. Pour disposer d’un repère de l’Ici et Maintenant. Derrière c’est le passé, devant c’est le futur. Visualise un rail. Ton rail de vie. Et le mien à côté en parallèle.
Je vois en effet deux lignes : une rouge et une bleue. Et le drapeau indique ICI ET MAINTENANT.
— Allons voir vers le futur. Où veux-tu aller ?
— Je ne sais pas, vers un moment très important.
— Le notion « d’importance » est relative, mais tu vas trouver quand même. Allons-y.
Alors, nos ectoplasmes se tenant par la main, nous planons au-dessus de mon rail-ligne de temps bleu. Et nous voyons en bas défiler des diapositives de mon futur. Nous ne distinguons d’abord que des images lointaines et floues, mais je sais que si nous descendons elles deviendront plus nettes. Je focalise mon regard sur une zone. Nous descendons et des détails apparaissent. Je décris :
— Le « moi » du futur avance dans un tunnel en pierre verte translucide. Sur les côtés, à même la paroi, sont gravées des scènes avec des personnages.
— Qui sont ces gens autour de toi ?
— Je les vois mal. Deux personnes, non, quatre. Une femme blanche et trois hommes. Blonde. En plus de moi.
— Ils te parlent ?
— Oui. J’entends : « Je reconnais cet endroit. Il faut aller tout droit et tourner à gauche. »
— Et tu réponds quoi ?
— Je dis : « J’ai le vertige. »
— Mais cet endroit n’est pas en hauteur, il est même fermé, si j’ai bien compris. Alors pourquoi as-tu le vertige ?
— Je ne sais pas, c’est bizarre. J’ai le vertige mais pas à cause du vide.
— Sais-tu où mène ce tunnel, Gabriel ?
— … Non. Tout ce que je sais c’est que je suis content de trouver la lumière.
— Plantons un autre drapeau ici. Et revenons à celui de l’Ici et Maintenant.
Nous faisons demi-tour et repartons cette fois sur son rail-ligne de temps rouge.
— C’est ton tour. Où veux-tu aller ?
— Dans le futur.
Elle choisit le moment où elle est en train d’accoucher.
— Je suis heureuse. Mais je ne comprends pas. Tu n’es pas là.
Nous rejoignons le drapeau de l’Ici et Maintenant sur le rail, puis nous redescendons sur Terre, emportant avec nous nos deux souvenirs du futur, moi dans la caverne, et Delphine en train d’accoucher. Je rouvre les yeux.
— Je serai là, dis-je.
— Le futur n’est pas immuable. Nous n’avons vu qu’un futur probable.
— Comment expliques-tu qu’on puisse voir le futur ? demandé-je. Ce ne sont peut-être que des projections de notre imaginaire. Comme des rêves.
— Peut-être. Mais mon instructeur dauphinien m’a appris qu’il existe un lieu où le temps n’est plus linéaire. C’est là où nous sommes allés. Le présent, le passé et le futur étant réunis, nous pouvons voyager instantanément à travers les trois. Mais rien n’est rigide, tout est muable. C’est comme un programme de jeu vidéo. Tous les choix sont possibles, mais tous les futurs ont déjà été programmés. Ensuite chaque joueur oriente sa trajectoire.
Les jours passent dans ce petit paradis et peu à peu nous oublions nos deux images du futur. Nous préférons ne pas repartir en voyage hors de nos corps. Pour ma part, je préfère ne pas connaître le futur.
Je peux supporter le Mystère.
Avec Delphine, nous parlons beaucoup. Nous débattons de milliards de thèmes. La création artistique. L’avenir de l’humanité. Les limites de la science. La possibilité de moderniser les religions.
Avec la distance géographique je prends aussi une distance par rapport à mon travail de romancier. Je prononce des mots qui me semblent incroyables :
— Finalement ce sont les autres qui ont raison et moi qui ai tort. Il ne faut pas donner du 3e degré alors qu’ils n’en sont qu’au 2e. Il faut d’abord les amuser et ensuite seulement, très lentement, très progressivement, les intriguer puis leur ouvrir de nouveaux horizons. C’est à moi de m’adapter à l’époque.
Delphine est souvent d’un avis contraire au mien, mais cela enrichit ma réflexion. Nous restons parfois à regarder les étoiles, sans rien dire. Cela relativise tout.
Au bout de trois mois le médecin de l’île annonce que Delphine est enceinte. La nouvelle donne lieu à une grande fête et un grand feu de joie qui nous met, une fois n’est pas coutume, en position d’être repérés par un avion ou un bateau de passage. Mais la nuit et les nuages nous protègent. Quant aux rares satellites qui auraient pu enregistrer la lueur, ils ont dû penser à un embrasement par la foudre.
Nous construisons une centrale hydraulique au niveau du torrent. Cela nous fournit un surplus d’énergie électrique sans produire la moindre pollution.
Avec Delphine nous trouvons nos marques « professionnelles ». Le matin j’écris mon grand roman Le Royaume des dieux, m’inspirant d’ailleurs de certains événements de l’île. À 18 heures j’écris une nouvelle, pour entretenir mon imagination, avec chaque fois l’objectif de la terminer en une heure. Certaines font trois pages, d’autres vingt. Souvent elles me sont inspirées par l’actualité que je surveille sur internet ou par des discussions qui jaillissent le soir, autour de la table, avec les autres habitants de l’île.
— C’est étonnant, dis-je un soir à Delphine. Sur Terre 18, il existe un concours de miss Univers. Quelle prétention de croire que sur Terre se trouvent les plus belles femelles de l’Univers ! Je verrais bien les extraterrestres descendre et demander à ce que les autres planètes participent à l’élection. On découvrirait alors les critères esthétiques des autres peuples, ça pourrait vraiment être instructif. Pour eux, les cheveux longs, les seins dressés et les petites fesses ne sont pas forcément des signes de beauté.
L’anecdote amuse Delphine. J’écris la nouvelle. En fait son rire est le premier test de l’intérêt de mon écriture.
Delphine a adopté le même rythme. Le matin elle travaille sur le jeu, à 18 heures elle peint un tableau qu’elle s’oblige à terminer en une heure. Ce sont nos gammes.
Notre travail donne envie à la plupart des autres habitants de l’île de débusquer leur talent particulier et de le travailler avec la même régularité. En musique, en gastronomie, en sculpture ou en architecture.
— Comment vas-tu faire pour publier ton Royaume des dieux maintenant que tu es mort ? me demande Delphine.
— Mon éditeur dira qu’il a découvert par hasard un manuscrit caché.
— Ce qui serait bien c’est de te créer ton « dragon chinois ». C’est-à-dire un écrivain imaginaire qui déteste ton travail et le démonte systématiquement avec une mauvaise foi totale.
Avec Delphine c’est toujours un pétillement des neurones. Nous nous renvoyons la balle sur tous les sujets.
Elle me prépare des plats de plus en plus compliqués, inventant une gastronomie « tranquillienne » avec la manne de la chasse. Et à mesure que ses plats deviennent plus épicés, ses graphismes se font de plus en plus colorés.
Les actualités du continent nous soudent. Comme si, conscients que tout allait mal là-bas, les gens appréciaient d’être ici.
Les jours suivants les réfugiés affluent encore. De 18 nous passons à 64 puis à 144. De 144 à 288.
Nous instituons une règle impérative : ne révéler sous aucun prétexte notre présence sur cette île.
Une nouvelle tombe bientôt, qui vient nous perturber : une navette spatiale s’est heurtée à ce que les astronomes ont baptisé « Champ de Force Cosmique », mais que les astronautes du vaisseau ont qualifié de : « Paroi de verre ».
Un groupe de physiciens a fini par conclure qu’il pourrait s’agir là d’une quatrième loi universelle du même type que la gravité.
Parmi les nouvelles inquiétantes, une épidémie de grippe aviaire. Le virus, qui a muté, devient mortel et transmissible entre humains. Les hôpitaux de la planète entière sont bondés et le nombre de morts augmente chaque jour. La guerre est déclarée entre les hommes-termites et les hommes-chacals, les deux nations possédant la bombe atomique. La peur entraîne un regain de mysticisme et de superstition.
Les religions recrutent en masse et tout spécialement la nouvelle secte Vérité et Justice qui a l’avantage d’avoir prédit toutes les catastrophes avec beaucoup de précision.
Sur l’île nous nous sentons temporairement à l’abri.
Les quelques savants de notre groupe ont créé un laboratoire où ils étudient les plantes locales en vue de trouver des remèdes au cas où un oiseau contaminé par la grippe aviaire atteindrait l’île. Mais la mer et la distance nous ont jusqu’ici protégés.
Pour contrer Proudhon et sa secte je propose que se crée un groupe de mathématiciens probabilistes qui tentera de prévoir les futurs de l’humanité sur un « Arbre des Possibles ». Ainsi nous espérons nourrir indirectement le jeu « Le Royaume des dieux » et offrir une solution alternative à la superstition et à l’enrôlement dans les sectes. Je fournis quelques clefs pour que le jeu profite de mes connaissances acquises en Aeden.
— Nous ne pouvons pas réussir, dis-je. Car les humains ne sont pas habitués à être responsables. Ils sont résignés. Ils ne veulent pas réfléchir au futur, ils ne veulent pas réfléchir à la portée de leurs actes.
— Tu nous fais encore une poussée de défaitisme ?
— Les coupables sont la science et la religion. La science dit : « C’est normal, c’est l’évolution de l’espèce qui veut ça. » La religion dit : « C’est normal, c’est Dieu qui veut ça. » On croit qu’elles s’opposent mais en réalité elles anesthésient de la même manière. Elles font croire aux gens que, quoi qu’il arrive, ils n’y sont pour rien et ils n’y peuvent rien. Notre jeu, en leur proposant de devenir des dieux, les prend à rebrousse-poil. Seule la physique quantique émet l’idée que la plus petite des décisions peut avoir d’énormes conséquences. C’est l’effet papillon.
— Tu te trompes sur la religion. Quand elle est bien vécue, elle ne pousse pas au fatalisme mais au contraire à la responsabilisation de tous nos actes.
Un jour, alors que j’ai une crise de rhumatisme, Delphine me dit :
— Pour te soigner tu devrais prendre conscience de tes cellules et leur parler pour les soutenir dans leur combat contre l’inflammation.
L’idée me semble tout d’abord saugrenue, puis, m’étant exercé à sortir de mon corps par la pensée, je me dis qu’après tout je peux également entrer au plus profond de mes structures par la même pensée.
Je ferme donc les yeux et, toujours en position du lotus, au lieu de monter je descends. Au lieu de grandir, je rapetisse.
Et je vais me brancher sur les cellules qui luttent dans la zone douloureuse et je leur signale que je suis avec elles.
Peut-être l’envie de plaire à mon amoureuse, toujours est-il que je suis guéri dans les heures qui suivent.
— On peut parler, on peut communiquer avec nos cellules comme avec tout ce qui a de la conscience, énonce simplement Delphine.
— Ce qu’il y a de bien avec toi, c’est que tu as les réponses à mes questions…
— C’est ma fonction. T’instruire.
— Je sais. Comme la papesse dans le tarot. Celle qui tient le livre et qui éveille la spiritualité chez les hommes. Tu es « ma » papesse.
Les mois passent. Le monde s’enflamme, tandis que le ventre de Delphine ne cesse de s’arrondir.
Et puis arrive le jour de la sortie simultanée du « Royaume des dieux », le jeu et mon roman.
Nous sommes tous face à nos ordinateurs, à scruter les émissions télévisées. Ce soir Eliott et Robert sont invités au journal d’actualité pour parler de ce double lancement. Ils commencent par évoquer ma disparition.
Delphine me sourit tout en jouant avec un objet de verre qui jette des reflets d’arc-en-ciel.
— Je suis fière de toi, dit-elle.
— Pourquoi ?
— Pour rien. Je te trouve… (elle cherche le mot)… brillant.
Je l’embrasse, je caresse son ventre. Je me sens bien.
— J’ai l’impression d’habiter au paradis, murmure-t-elle.
Je me retiens de lui répondre : Depuis le temps que j’explore des « paradis », je crois que ce n’est pas un lieu où l’on habite, mais le résultat d’une quête.
À la télévision on continue à parler de mes livres, à trouver des sens cachés dans mon œuvre.
Après tout, maintenant mon travail leur appartient qu’ils y trouvent ce qu’ils cherchent.
Mais tout cela me trouble. J’annonce que je préfère aller me promener à la recherche de champignons.
La zone nord de l’île forme une longue avancée, l’une des racines de la dent de Fitoussi.
Comment vont-ils accueillir le jeu ?
Comment vont-ils accueillir le roman ?
Au moins le fait d’être mort me dispense de toute promotion médiatique.
Je marche seul, anxieux.
Soudain, alors que je progresse vers la partie de la forêt qui n’a pas encore été explorée, j’entends un bruit étrange, semblable à un rugissement.
Je ramasse une branche et la brandis comme une arme.
Le rugissement retentit à nouveau. Je m’aperçois qu’il ne vient pas d’en bas mais d’en haut.
Du ciel.
Je lève la tête et distingue une lueur, comme une étoile qui pénétrerait à toute vitesse dans les nuages et les traverserait de manière rectiligne.
Je me frotte les yeux.
La lueur provient d’un objet volant. L’engin décélère et descend doucement pour venir atterrir dans la clairière la plus proche.
C’est une sorte de disque d’environ 5 mètres de diamètre, percé de hublots lumineux. Une note de musique résonne.
Manquait plus que ça…
Je me souviens certes de ma rencontre avec Zoz l’ange extraterrestre lorsque j’étais dans l’Empire des Anges, mais après tout ce n’était qu’une copie « étrangère » de tout ce que nous avons ici.
Je ne suis plus impressionné par les extraterrestres depuis longtemps. Pour moi ce ne sont que des « mortels étrangers ». À la limite ce qui pourrait m’intéresser ce serait de rencontrer des « dieux extraterrestres », mais Zeus ne m’a jamais indiqué qu’il en existait.
La soucoupe volante touche Terre dans un sifflement.
La lueur des hublots baisse. Le sifflement cesse. Une vapeur sort du bas de la soucoupe posée sur le sol.
Je m’approche.
La fumée s’estompe.
Soudain une issue se dévoile, libérant un rai de lumière qui s’élargit.
Une passerelle bascule lentement. Dans la lumière aveuglante de l’habitacle se découpe une silhouette.
L’être a une allure vaguement humanoïde. Il s’avance et descend la passerelle. Une nouvelle note de musique résonne. La note change, se combine avec deux autres pour devenir mélodie.
Puis c’est le silence. La silhouette s’est immobilisée.